Hors séries — Poèmes

On trouve assez facilement des recueils alliant poésie et photographie. Malheureusement, il me semble que, très souvent, les poèmes ont été écrits d'abord, puis on a cherché une image d'un autre auteur qui corresponde à l'atmosphère du texte ou apporte une respiration dans le recueil. J'essaie ici une approche différente — avec un même auteur, bien sûr — en essayant surtout de trouver un souffle commun entre l'image et le texte.


à table !

Ils auraient cuisiné ensemble,

partagé fatigues et soucis,

uni leurs forces vers demain.


Il a cuisiné seul,

préparé, cuisiné

seul dans la cuisine

puis attendu, attendu seul

dans la cuisine,

son verre déjà vide.


Un bruit de porte,

des pas, elle :

« dis-moi que tu m’aimes ».


seul

un ustensile

dans la cuisine


plier

Ne pas céder.


Graver ce regard

sur ma rétine,

à jamais.


Tenir contre tout,

par ce regard

— pour lui.


Ne plus respirer ?

l'abandonner ?

lui aurait-on menti ?


Persister, voir le monde

dans ce regard

— avec lui.


Plier.


tournesol

elle aime nos chats, Tournesol surtout, 

comme la neige là-bas

sur Brovary


tournesols, rideaux bleus dans la chambre,

comme le drapeau là-bas

sous les bombes


câlins d'enfant,

regards de femme,

« Tournesol ! »


et moi


un automne pour un printemps



en rouge et bleu

De ses pouces avertis,

juste un cœur rouge

sur une image.

De ses ongles vernis,

hop ! un cœur rouge

près de la marge.


Sourire ému, instant ravi, 

confettis rouges

du bout des doigts. 


---


Soleil couchant sur la corniche,

selfie volé sur la jetée, 

un nuage, qui rougit nos visages

— oiseau, poisson ? que voit-on ? 

étoile première dans le ciel clair

— un vœu à faire ! mais qu'il faut taire... 


La chanson bleue pour le retour,

choisie par elle, serait-ce pour plaire ? 

des mots pour dire ou se soustraire ?


Et puis les photos qu’on échange,

« merci à toi » — elle me tutoie !

ce fichu refrain qui démange,

un cœur étoilé qui rougeoie

— en point final

du bout des doigts ?  


tatouage

Un poème en tatouage

comme une affiche derrière le bras,

journal intime qui se dévoile

et parle du temps, de vanité.


Créature alanguie sur le bras,

fleur épanouie près de l’épaule,

mots doux blottis au creux du cou

— pour se souvenir et se construire ?


Dessin fragile et rassurant, 

tracé durable et hésitant,

figure codée et exhibée

— mystère à exposer, fêlure à oublier ? 


Puis viendront les regrets des années écoulées,

le fol effarement devant les jours,

et le tatouage sans âge, toujours,

dira sa consolante persistance.


blanc sur noir

Lumière blanche des rêves et des étreintes,

ombre noire des esquives et des craintes,

entre la douceur des errements 

et l’âpreté de nos tourments.



ou bien :



Nuages grouillants de sentiments,

essaims bruyants d’aveuglements

qui nous privent de la consolation des ombres

pour qu’en nous, à la fin, tout sombre.



?


le drap mouillé

le lit dans le couloir d’hôpital

le pansement rougi entre les jambes

le drap mouillé du matin

l’oreiller dessous pour faire sécher

le bruit du plastique sur le matelas 

la peau qui colle en haut des cuisses

la place en classe près des toilettes

une main levée pour demander

l’autre pressée pour patienter

plus tard les couches du soir

et leurs épingles mal commodes

pour éviter le drap mouillé

son odeur insistante

la lassitude de la maman

puis l’accident dans un dortoir

le camarade qui se réveille

les questions des enfants 

sur la pilule jaune au repas

enfin les injections répétées

à quatre pattes sur la table

du docteur aux cheveux blancs

surtout ne pas pleurer

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