J'aimerais présenter ici, de temps à autre, une image qui me tient à cœur et qui n'a peut-être pas trouvé sa place ailleurs sur ce site. Plutôt une image seule, accompagnée d'un petit texte afin de sortir de l'idée de série construite. Simplement, aussi, pour essayer moi-même de comprendre...
Les images parlent de nous, parlent pour nous, même. Autant dire que leur potentiel d’objectivité reste limité, sauf cas particulier de certaines images de reportage, et encore... Ce n’est pas faute d’essayer, pourtant, au point qu’elles avancent parfois masquées, comme cette photo faite dans la ville de mon enfance, que je redécouvre ici après quelques années à l’étranger. Certes, son noir-et-blanc rappellera à certains les paysages urbains d’un Gabriele Basilico ou d’un John Davies, que je découvrais à cette époque. Certes on identifiera quelques éléments d’architecture locale assez courants, comme la maison de droite, typique des quartiers ouvriers de la ville. Mais je me montrerais quand même bien injuste vis-à-vis de Sainté si je prétendais, avec cette photo, décrire l’espace urbain ou l’atmosphère stéphanoise – ou pire, parler de ses chaleureux habitants !
Mais dans ville natale, il y a aussi natale ! René Char, je crois, a écrit que « faire de l’art, c’est toujours parler d’enfance » et ce sont bien des racines, des mémoires intimes, voir des comptes à régler qui se cachent derrière ces fenêtres invisibles ou, pire, murées. Aucune perspective derrière cette barrière de béton et de pierre, même le rai de lumière dans la rue au centre semble n’offrir pour seule issue qu’une barrière étrangement suspendue au-dessus de ce qu’on devine être une porte de garage. Jusqu’à la maigre végétation qui semble se hisser difficilement vers la lumière !
« Il fallait que je parte » chante Bernard Lavilliers dans un texte qui, en plus d'être un hymne à la ville, rappelle que parfois, malgré un attachement profond, un individu ressent la nécessité de tout quitter. Oui, il fallait que je parte. Mais non, Nanard, pas « pour devenir quelqu’un », juste pour devenir moi-même... Tout en sachant que ce moi-même porterait en lui, irrémédiablement et inextricablement, une partie de cette ville et des années vécues là, parce que ce sont les plus essentielles de toute existence, privilège qu’aucun Ailleurs ne pourra jamais contester...
(août 2024)
Le temps d'une photographie est par essence un temps court, puisque la photo ne retient qu’une fraction de seconde. Ce qui la condamne a priori à renoncer à toute narration. Comment imaginer un récit dont l’action ne durerait qu’un centième de seconde ? Bien sûr, l'image peut donner l'illusion de la narration mais, au fond, c'est comme ouvrir un roman au hasard et tomber sur un dialogue sans contexte, sans avant ni après. Cela peut suffire à notre imagination, mais le champ des possibles demeure immense et varie d'un lecteur à l'autre. Chaque image étant ouverte à de nombreuses interprétations, les photographes optent donc souvent pour la série, laquelle permet de cerner le propos, restreindre les possibilités interprétatives, mieux faire apparaître le sens que l'on souhaite transmettre.
Il existe pourtant des images qui semblent dilater le temps et s’extraire de cette fatalité de l’instant. Il suffit parfois de peu de choses pour que cela fonctionne, comme dans l’image choisie ici. Car c’est peut-être le vide de l’image, l’absence de tout sujet marquant et de toute action identifiable qui, en étirant le temps de la lecture, instaurent ici cette impression de temps long : puisqu’il n’y a rien, rien ne peut changer, rien ne peut évoquer le passage du temps ou, au contraire, le défier !
Mais d'autres éléments participent ici de cet effet d'étirement temporel : d’une part le chemin tout droit et l'horizon lointain, métaphores classiques d’un cheminement et d'une destination, donc d’un possible futur ; d’autre part la tache noire au milieu du chemin, tout juste une trace qui semble évoquer un événement passé. On imagine que quelque chose s’est produit ici, qui expliquerait cette anomalie dans un paysage aussi morne et uniforme. Après le futur, voici que le passé s'invite ainsi dans notre image. Et sont réunis, du coup, les ingrédients d’un hypothétique récit, même si celui-ci reste évidemment fictif et à la charge de chaque spectateur. Au final, l'effet n'est pas très différent de la plupart des images, puisqu'on se trouve ici devant l'illusion d'une narration. Sauf que l'effet d'illusion est ici pleinement assumé et que, surtout, passé, présent et futur paraissent étrangement réunis dans la même image.
Bref, nous aimons nous raconter des histoires !
(juin 2024)
Le photographe ne devrait jamais essayer de copier le peintre ! La tentation est grande, évidemment, tant les références sont nombreuses en peinture et la comparaison entre les deux disciplines a marqué la photographie naissante. À ma décharge, je ne pensais pas à copier qui que ce soit lorsque j'ai pris cette photo pendant une promenade de fin de journée en bord de mer. Tout au plus ne pouvais-je m'empêcher de penser aux formidables séries d'Hiroshi Sugimoto. Mais voilà, je me trouvais sur la corniche de Sète, devant cette baie magnifique au pied de la colline où vivait l'immense Pierre Soulages, maître du noir et de sa matière !
Certes, on peut dire que ça marche plutôt pas mal, comme hommage au célèbre peintre ! Jusqu'à la texture des vagues qui semble mimer la matière peinte et la trace du pinceau., tandis que leurs reflets nous rappellent les subtiles variations de la lumière réfléchie sur les épaisses œuvres de Soulages. Accrochée au mur en bonnes dimensions — mais encore trop petit, bien sûr... —, la photo fait illusion un moment. Mais passé ce moment d'étonnement, quiconque s'est déjà trouvé devant les œuvres noires — les vraies, les seules ! — ne peut que ressentir de la frustration devant le manque d'épaisseur, de profondeur, devant la pauvreté de la matière, sa répétition monotone bien loin des subtiles variations de la matière peinte, face aussi à la fixité de la lumière et des reflets. Tout est figé, ça pourrait au mieux être la photographie d'un pseudo-Soulages, mais on recherche désespérément l'intense force vitale qui se dégage des œuvres peintes. Et ce n'est pas le grain du papier qui va sauver notre affaire !
Tirons-en une bonne leçon d'humilité ! Au-delà de la satisfaction momentanée suscitée par une image qui intrigue, retenons que les forces de la photographie — et elles sont nombreuses ! — résident ailleurs et que, finalement, cela fait bien longtemps qu'elle a pris ses distances avec la peinture ! Tout au plus pourrons-nous nous consoler en imaginant le grand Pierre Soulages se promenant sur la corniche de Sète, devant cette mer à chaque heure différente, en retirant peut-être — qui sait ? — une inspiration nouvelle pour quelque chef-d'œuvre à venir...
(avril 2024)
Pourquoi photographions-nous ? Pour nous souvenir, pour oublier, pour une autre raison ? Se souvenir, c’est assez évident et cela a marqué la photographie dès ses débuts. Car l’image enregistrée confère une forme tangible et pérenne au fugace, au mortel, à tout ce qui va inévitablement disparaître.
Oublier est plus subtil et paradoxal. Des écrits anciens racontent que lorsque des érudits vinrent présenter l’invention de l’écriture au pharaon Ptolémée, celui-ci rétorqua qu’ils venaient au contraire d’inventer l’oubli... Tout étant désormais écrit, il devenait inutile de consentir au moindre effort de mémoire. Et tout ce qui ne méritait pas d’être consigné par écrit allait, de surcroît, disparaître irrémédiablement... De façon similaire, on sait que, dans nombre de sociétés pré-christianisation, en Europe et ailleurs, les légendes, mythes et récits fondateurs n'étaient jamais écrits. Dans l'esprit des populations concernées, les écrire aurait revenu à les figer, donc à les tuer. Pour nous autres modernes, même si j'écris « oublier », peut-être s’agit-il surtout de rendre les choses assimilables, quitte à les dénaturer ou les embellir : c’est enregistré, on peut passer à autre chose ! Cela peut même constituer un moyen positif de survivre à un traumatisme en l’extériorisant. Plus couramment, combien de photos de famille n’existent que pour se construire une épopée familiale face à une réalité finalement bien pauvre et banale ? Du coup, comme les anciens, je me méfie plutôt de ces images trop figées qui se substituent à une mémoire dynamique plus complexe et plus riche. Trop d’images peut finalement tuer la mémoire...
Concernant la troisième raison : pourquoi mes voisins photographient-ils ici le passage du Tour de France avec leur téléphone ? Pour partager immédiatement les images sur les réseaux sociaux ? Peut-être... Pour se persuader qu’ils étaient bien présents à ce moment-là, presque acteurs de l’événement, ce qui donne immédiatement une tournure plus glorieuse à leur existence ? L’écran du téléphone comme miroir, tout ne serait que selfie... On n’a jamais produit autant de photos chaque jour dans le monde que depuis l’avènement des smartphones. Combien survivront au passage du temps ? Pire : quelle valeur leurs auteurs eux-mêmes leur accordent-ils réellement ? Et quel souvenir mes voisins gardent-ils du passage des cyclistes devant leur porte à part une petite vidéo sur leur téléphone ? Vidéo qu’ils ont sans doute déjà effacée, signe que l’enjeu se situe ici dans un tout autre registre que celui de la mémoire.
Finalement, la chose qui me rassure ici, c’est que la jeune femme à droite tient son téléphone horizontalement, signe qu’elle doit encore avoir un peu de culture visuelle... Ben oui, nos yeux sont situés l’un à côté de l’autre, pas l’un au-dessus de l’autre ! Cherchez chez les grands classiques de la photographie et dites-moi combien vous trouvez de cadrages verticaux... alors qu’avec les smartphones....
(février 2024)
Ce qui retient mon attention dans cette photo prise au détour d’un chemin, c’est son inexpressivité. On aurait pu faire une image qui témoigne de la « modeste présence des choses » évoquée ailleurs, ou bien une image bucolique ou poétique. Mais ici, la lumière et le cadrage peut-être, la pléthore de détails plus sûrement contribuent à instaurer une distanciation qui confine à l’étrangeté. Cette profusion de détails vient bien sûr du sujet, mais il me semble qu’elle est aussi le propre des images numériques d’aujourd’hui. Nos appareils sont formidables, mais leurs performances ne sont pas sans conséquence sur les images que nous produisons.
Paradoxalement, alors que cette précision clinique dans la représentation du monde devrait nous rapprocher de celui-ci, cette photo me semble tenir plutôt de la peinture contemporaine lorsqu’elle travaille sur des surfaces abstraites, leurs matières et leurs textures. On avance et on recule devant l’image, à la recherche de la distance qui nous en offre la meilleure lecture. Le sens général apparaît mieux de loin, tandis que la proximité apporte un plaisir quasi sensuel soit par l’appréciation des matières, soit par la découverte de détails indiscernables à une distance normale. Malheureusement, il est impossible de jouir de ces deux satisfactions simultanément, d’où une sorte de frustration. D’autant qu’ici, le rapprochement ne livrera à notre regard que la répétition banale et effrayante des feuilles et des fleurs.
Finalement, ce qu’on donne à voir ici, c’est peut-être l’image mutique d’un monde qui nous échappe, qui existe sans nous et, certainement, se fiche pas mal de notre présence et de notre égarement...
(décembre 2023)
Passons sur les raisons pratiques qui ont poussé à aménager de vastes zones des jardins de Versailles d’une manière aussi aseptisée. On comprend bien le problème des incivilités des visiteurs ou la volonté de présenter un état d’entretien parfait. On note le soin du détail puisque les clôtures sont en bois, pas en grillage. On se rappelle évidemment la philosophie du jardin à la française.
Mais tout de même : « est-ce ainsi que les hommes vivent ? » pour citer le poète. Quel est cet univers carcéral qui semble vouloir faire de la pierre avec du végétal ? Qu'est-ce que ce dédale qui semble vouloir nous exposer tous les dix mètres à des choix angoissants au lieu de nous inviter à une flânerie contemplative, en nous privant de surcroît de toute expérience sensorielle le long du chemin ? À force de maîtrise, d’emprise même, on tue la vie...
J’ai malheureusement envie d’y voir une métaphore de nos actions et de notre condition en général. Et si nous laissions les choses faire de temps en temps ? Comme une sorte de lâcher-prise salvateur...
(novembre 2023)
« Ceci n’est pas une chaise ! » Et bien si, justement, c’est seulement une chaise. Ce n’est pas non plus un urinoir, évidemment. Juste une chaise, posée inopinément dans un jardin en fin de journée, oubliée là ou installée en attente d’on ne sait quoi.
Si je me permets ces allusions à l’histoire de l’art, c’est pour dire que, peut-être, nous sommes ici devant ce qui, précisément, différencie la photographie des autres arts plastiques, en tout cas dans ce qu’elle a de plus précieux. Car elle ne connaît pas la même distanciation au réel que ses disciplines cousines. Cette dépendance à la triviale réalité des choses lui a valu, bien sûr, nombre de moqueries. Mais n’est-ce pas peut-être ce qui fait sa force émotionnelle ? Car l’image ci-dessus ne repose finalement que sur une interaction entre la lumière et la matière pour nous exposer rien de plus que la modeste existence d’un objet. Et ce qui nous touche le plus pourrait bien être, précisément, cette modestie. Modestie des choses et des êtres, modestie du médium.
Après, il y a bien sûr toute la symbolique de la chaise (la fenêtre est très chargée aussi) : si l’on est positif, on y voit une invitation (à rejoindre d’autres personnes, à partager un repas, etc.) ; mais on peut au contraire l’interpréter aussi comme le signe d’une absence...
Laissons — modestement — le choix au spectateur ! En se demandant d'ailleurs si, par la mise en abyme, cette chaise et son paillage doré n'agissent pas avant tout comme un miroir...
(octobre 2023)
Une des très rares natures mortes figurant dans mes archives.... Je n'avais que 22 ans et aucune culture artistique ou classique qui vaille. Or il me semble pourtant, aujourd'hui, que j'ai utilisé ici quelques-uns des ingrédients importants de la nature morte. Le choix du sujet, bien sûr, mais surtout ce déséquilibre de la composition, le bord de la table à droite qui laisse présager la chute prochaine de ce vase placé trop près du gouffre. Il y a une fragilité là-dedans, avec le grand vide à gauche, les fragments de fleur sur la nappe, les plis en légère oblique ; et surtout, cette orange qui semble faire contre-poids au vase et serait la seule garante de sa stabilité. Un devenir en suspens, en somme... Bref, c'est un mystère que j'aie fait ça à l'époque, tellement j'étais inculte...
Est-ce que ce sont les années écoulées ? la surprise de retrouver cette image sur mes contacts ? le grain du noir et blanc et, avouons-le, la faible qualité technique ? Toujours est-il qu'il y a un charme suranné et un peu intemporel dans cette image. Ce qui m'amène à une réflexion plus actuelle : il y a certainement une sorte de mélancolie ou, au moins, d'expressivité poétique inhérente à l'image argentique. Sentiment ou force expressive que l'on ne retrouve pas dans l'image numérique. Que vaudrait la même image en numérique aujourd'hui ? On en verrait sûrement les défauts et les faiblesses bien plus que les qualités... A moins, bien sûr, d'être assez habile dans le post-traitement et l'usage de tous les effets que nous offrent les logiciels.
En ce mois de janvier 1987 à Berlin, je ne me souciais pas de cela. J'ai disposé deux ou trois objets, regardé la lumière latérale de la fenêtre, cherché une composition et un cadrage, et c'était tout. Mais l'image est là. Comme je m'estime heureux de ne pas débuter la photographie aujourd'hui ! Le numérique offre tellement de possibilités qu'il nous plonge dans un véritable vertige. Il faut être sacrément expérimenté et savoir précisément où l'on veut en venir pour opérer les innombrables choix nécessaires, ne pas se laisser leurrer par les multiples fonctions et les effets faciles. Non, franchement, je ne peux que conseiller aux jeunes d'aujourd'hui d'explorer la photographie avec de vieux appareils argentiques. Rien de superflu, rien d'intimidant et — surtout ! — un viseur optique qui apprend vraiment à VOIR. N'est-ce pas l'essence même de la photographie ?
(septembre 2023)
Est-ce encore une branche d’arbre ?
Une simple branche, courbée en une arche parfaite par les aléas de la nature et, peut-être, le travail distrait des forestiers ? Existait-elle même, en tant que forme, avant que je la découvre, que je lui confère une existence par les hasards de ma promenade et de mon point de vue de photographe, l’angle particulier de la prise de vue ? Comme un physicien quantique qui nierait l’existence des choses tant qu’il n’y a pas un observateur pour en constater la présence ?
A moins qu’elle résulte d’une intention préalable que nous ignorons, comme une œuvre de Land Art qu’aurait laissée un précédent promeneur, peut-être en imaginant une sorte d’autel païen en plein sous-bois... Je n’y crois pas, ce serait une explication bien trop aisée, surtout destinée à nous rassurer, à fuir le trouble lié au questionnement.
Ce qui m’intéresse plus ici, c’est que cette forme sans doute — avec le vide qui l’entoure, ce vide béant en son centre — m’amène à ce genre de questionnements. Comme si certaines formes parfaites, chargées de symbolisme, nous renvoyaient immédiatement à autre chose, quelque chose qui est en nous et qu’elles révèlent soudain. Peut-être mystique ou religieux, je ne sais pas... Et puis la mort rôde aussi dans cette image, il s’agit bien de bois mort et j’ai parlé d’autel. Du coup, devant cette sorte de sculpture naturelle et fortuite, devant cette image qui m'échappe, j’ai seulement envie de paraphraser Georges Didi-Huberman :
Ce que nous voyons, Ce qui nous regarde.
(juillet 2023)
Voilà bien une photo qui ne ressemble pas à ma production habituelle ! Il faut dire que je photographiais peu dans ces années-là ; un cliché de vacances, en somme.
Mais tout de même : en général, je veille à ce qu’il y ait un sujet clairement identifiable, je veux montrer quelque chose et je m’efforce que ce soit lisible. Même lorsque je photographie des encombrements urbains, tout est bien à sa place ! Ensuite, si l’on admet grossièrement qu’il existe des photographes plus sensibles au temps et d’autres plutôt intéressés par l’espace, je me range clairement parmi les seconds. Or ici l’espace est illisible et totalement déconstruit par la superposition des plans et des reflets, au point que l’on ne sait même plus ce qui se trouve devant ou derrière.
Pourtant quelque chose me retient dans cette image, qui réside sans doute dans la thématique de la présence/absence. Quelque chose nous sépare de ce monsieur, que l’on devine absent à ce qui l’entoure, comme peuvent l’être beaucoup de gens dans les transports en commun. Il est là et il n’est pas là, il est peut-être perdu dans ses pensées, il ignore tout de notre présence. Le dispositif scénique, si j’ose dire, à savoir la confusion des plans et des objets nous invite à en prendre conscience. Le personnage est-il même seulement réel ou se confond-t-il avec tous ces objets mystérieux qui l’entourent ? Jusqu’à cette tache rouge énigmatique, à droite, qui accroît la confusion et introduirait presque une sorte de menace. Dans sa présence/absence au monde, cet homme deviendrait alors vulnérable à tout, peut-être autant aveugle au monde qu’invisible de lui. Comme une métaphore de notre triste condition post-moderne ?
(juillet 2023)
Brasilia, ses larges avenues bordées d’édifices à la gloire de l’Homme nouveau... Mais sans âme qui vive ! Sur les immenses esplanades dépourvues de végétation, les piétons sont des intrus à côté des voitures stationnées devant les imposantes administrations. Il faut dire aussi que les distances et le soleil dissuadent le plus ardent des marcheurs !
Ailleurs en ville, des commerces, des gares routières, des marchés où de pauvres gens vendent des herbes, des racines, des épices médicinales en provenance des campagnes voisines. Mais tout cela se déroule au pied de grands immeubles froids qui rappellent fortement les banlieues de tant de grandes villes européennes.
Puis en cherchant bien, dans les avenues transversales, des rues bordées d’arbres en fleurs, enfin de la vie, des enfants qui jouent... Comme si seul le résidentiel, finalement, venait sauver la mise à l’utopie. Le petit employé au secours de l’esprit... On aura tout vu !
Et ce jeune garçon, quelle histoire se raconte-t-il en marchant ainsi au pas cadencé ?
(juin 2023)
Un matin d'automne dans le Limousin, à l'occasion d'un projet d'atlas photographique qui ne verra finalement pas le jour... Le brouillard couvre la campagne et une pluie fine commence à tomber. Pas le moment de sortir une chambre 4x5 pour photographier un paysage de brume ! Je m'abrite dans la voiture avec pour seule vue un bout de chemin derrière le pare-brise ; puis plus rien à part le brouillard qui enveloppe tout de sa blancheur. Proche ou lointain, tout s'estompe et se trouble, les repères disparaissent. Du coup, ne sachant où se poser, le regard se tourne vers l'intérieur.
C'est sans doute dans ces moments-là que nous prenons le mieux conscience de la fragilité de nos entreprises, de notre vulnérabilité tout entière, même. Réfugié dans le cocon de la voiture, on peut certes en apprécier la douceur tant que le chauffage maintient encore un certain confort. La situation s'avère alors propice à l'introspection pendant ce temps d'inactivité que la vie nous offre de manière inattendue. C'est peut-être le moment où l'on pense à ceux restés à la maison, puisqu'il est l'heure de partir au travail ou à l'école. Si la situation se prolonge, on va peut-être même s'interroger sur les raisons qui nous ont amené là, où l'on en est, qui l'on est. À mesure que le corps se refroidit, le plaisir de ce moment hors du temps risque alors de laisser place à l'inquiétude et au désarroi. À tout le moins, dans le cas présent : est-ce que cela va durer ? parviendrai-je à photographier aujourd'hui ou vais-je perdre ma journée ? comment, alors, occuper tout ce temps ? Ou pire : que suis-je venu chercher ici, dans ce désert qui semble se refermer sur moi ? Ce monde qui pouvait d'abord paraître bienveillant prend maintenant des allures menaçantes...
Fragilité, introspection, douceur, inquiétude, je crois qu'on peut voir tout cela dans cette image. Je la choisis aujourd'hui parce que cette fragilité, je la ressens intensément dans la voix d'Anastasiia, certains soirs au dîner ! Ces questionnements intimes, Yeva les a courageusement mis en photo lors de son dernier voyage à Kyïv. Le désarroi, il se lisait cruellement dans les yeux de la maman de Masha, 13 ans, le jour où elles sont venues m'emprunter un violon et la petite traduisait mon anglais à sa mère... Quant à la douceur, nous essayons de la leur apporter chaque jour en sachant bien que cela ne suffira jamais tout à fait.
A toutes, je veux promettre qu'un jour, la pluie cessera, le brouillard se dissipera et nous verrons s'ouvrir devant nous des paysages et des horizons magnifiques. BIENTÔT !
(mai 2023)
Comme beaucoup de jeunes gens agités, il m’est arrivé de pratiquer l’autoportrait dans mes jeunes années. Puis d’y revenir en vieillissant, d’ailleurs... Bien des artistes, qu’ils soient peintres ou photographes, ont fait de même à traver les âges, comme si l’on éprouvait le besoin, à un moment donné, de retourner le dispositif contre soi pour « voir ce que ça fait ».
La séduction ou la mise en valeur de soi ne constitue sans doute pas le seul motif de l’exercice. Hervé Guibert, je crois, a parlé d'une "injonction de son beau moment" à propos de l'autoportrait. Tout dépend, bien sûr, de ce que l'on place derrière le vocable de "beau". Dans tous les cas, il est certain qu'on essaie généralement de présenter quelque chose d'avantageux ou de mystérieux, en tout cas quelque chose qui suscite intérêt ou attention. J'en étais peut-être plus ou moins conscient à l'époque, puisque j'ai choisi ici de masquer mon visage, pensant sans doute faire ainsi une sorte de pied de nez aux lois du genre...
Ironiquement, quelques années plus tard, la femme qui partage ma vie m'a confié que la première chose qu'elle avait remarqué chez moi, c'était mes mains. Comme quoi on peut se tromper sur soi-même, ce qu'on croit ou espère être dans le regard des autres, ou encore ses propres stratégies de séduction !
(mai 2023)
Sommes-nous encore, ici, devant une photographie ?
Sans aucun doute l'image a-t-elle été réalisée par un procédé photographique, en témoigne le grain du film, que l'on discerne clairement. Le flou de la main et du pied, dû à la marche du personnage, est aussi très photographique. Pourtant, un artiste habile saurait certainement réaliser une image semblable à l'encre et au pinceau. D'ailleurs, le trait qui court un peu à l'oblique, derrière, n'en serait sûrement que plus beau.
Le titre, bien sûr, ne nous dit rien de plus. Il se contente volontairement de prendre les habitudes du genre photographique : lieu et date. Un peu pour brouiller les pistes, aussi, avouons-le !
Alors qu'est-ce qui constitue une photographie, particulièrement celle-ci, reconnaissant qu'il n'y a rien ici des attributs essentiels qu'on lui reconnaît habituellement, et certainement pas le fameux ça-a-été de Roland Barthes ? A minima, juste une écriture avec de la lumière. Avec en prime, peut-être, une sorte d'hommage involontaire au dessinateur Jean-Michel Folon...
(avril 2023)
Cette année, maman a déménagé. Ou l'année dernière, je ne sais plus. A son âge, elle ne pouvait plus monter les escaliers de sa grande maison. La voici maintenant dans un appartement moderne juste sur la place du village, ascenseur et commerces à proximité. Elle est radieuse. Elle s'est régalée à choisir les meubles qu'elle allait garder, à réfléchir aux couleurs des papiers-peints, à disposer bibelots et photos de ses petits-enfants.
Pourquoi, dès lors, m'a-t-il été aussi difficile de faire cette photo ? Et de la regarder aujourd'hui ? Maman a voulu sa chambre gaie et lumineuse, elle s'y sent bien. J'aurais aimé la photographier avec tendresse, j'ai l'impression de jeter un regard froid et clinique.
La photographie peut constituer un formidable outil d'analyse (pas seulement au sens freudien). Mais l'analyse peut s'avérer douloureuse...
(avril 2023)
Je ne sais pas si j'ai jamais fait plus français que cette image, mais je ne saurais dire pourquoi. Evidemment, on peut y trouver – toutes proportions gardées, bien sûr – des éléments qui rappellent des gens comme Cartier-Bresson ou Doisneau, les pêcheurs et les pique-niques en famille au bord de l'eau, etc.
Mais ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est la question de la nudité. Je n'ai jamais pratiqué le nu, ce sont des amis que je photographie ici pendant des vacances communes, la jeune fille doit avoir 13 ans et il n'y a rien d'impudique. Pourtant je me demande si, à cause de la nudité justement, j'oserais encore faire cette photo aujourd'hui...
C'est un peu la même problématique que la photo de rue. Pour plein de bonnes raisons (et sans doute quelques moins bonnes), il y a aujourd'hui des pays où il serait très mal perçu de photographier des enfants nus, même de très jeunes enfants jouant dans l'eau. Je ne parle pas ici des pays soumis au joug d'un régime totalitaire ou obscurantiste, bien sûr. Mais allez faire ça en Allemagne aujourd'hui, par exemple...
C'est un peu dommage tout de même, parce que je crois que c'est une belle photo. Mais surtout parce que cela fait partie de la vie dans ce qu'elle a de plus lumineux.
(février 2023)
A côté de la street photo, le bokeh ou flou d'arrière-plan est devenu l'une des tartes à la crème les plus courantes de la photo actuelle. Evidemment, c'est utile, mais il ne faut pas en faire une fin en soi. Et puis, finalement, ça sert à cacher des choses pour mieux mettre en valeur le reste, autrement dit les parties nettes (les plus nettes possible, bien sûr !).
On reconnaît pourtant plein d'autres usages au flou et, paradoxalement, il pourrait bien servir parfois à renforcer au contraire la présence en instaurant une sorte de mystère. C'est ce que je veux montrer avec la photo de ce petit garçon qui m'est proche. Parce que l'arrière-plan, que ce soit le paysage ou l'arbre, n'a rien de bien intéressant ou qui retienne véritablement l'attention. Encore, s'il y avait eu un bel édifice...
La photo parle sans doute d'autre-chose. Je ne suis pas portraitiste, c'est clair. Donc ça ne prétend pas nous dire quoi que ce soit sur Gilles à cet âge de sa vie. Peut-être un peu, par contre, sur la position que j'adoptais vis-à-vis de lui, une affaire de relations à l'intérieur d'une famille recomposée peut-être. Ou bien la conscience qu'on ne connaît jamais totalement ses enfants, et même l'autre en général. Mais où étais-je vraiment — mentalement — au moment d'appuyer sur le déclencheur à ce moment de notre promenade dominicale ? Et après-coup, dois-je avoir l'impression de l'avoir trompé, de lui avoir menti ?
Le temps transforme les choses et les gens. Le paysage n'a sans doute pas énormément changé. Gilles beaucoup plus, évidemment, puisque 20 années ont passé. Sans doute en est-on conscient en tant que parent, donc nous photographions nos enfants en les voulant les plus nets possible, bien sûr. Finalement, ici, j'ai peut-être simplement pris le contre-pied de cette pratique, comme pour accepter que cet instant et ce visage étaient irrémédiablement voués à disparaître.
A moins, encore, qu'en tant que parent, on ait parfois l'impression que nos enfants s'interposent entre nous et le monde — tantôt boucliers, tantôt obstacles...
(juillet 2022)
Ce matin, le monde n'est plus le même. Pourtant, rien n'a changé, la vue de ma fenêtre est restée identique. Il fait très beau sur Lyon, avec cette belle lumière de matin d'automne. Au loin, par temps dégagé, on voit parfois jusqu'aux Alpes. Je viens d'accompagner les garçons à l'école et je vais devoir me mettre au travail devant ma tasse de café et mon écran d'ordinateur.
Aujourd'hui, le monde ignore ce qui vient d'arriver. Je ne lui en veux pas, bien sûr, comment pourrait-il savoir ? Alors il poursuit sa ronde, il vaque à ses occupations.
Peut-être même lui en suis-je reconnaissant. Cette indifférence, cette continuité me rassurent. D'autant que je crois percevoir dans cette lumière, sur ces façades pastels, une douceur qui me conforte dans l'espèce de flottement qui m'habite. Aujourd'hui, le monde est doux, irréel, il a perdu toute âpreté. Je l'aime pour ça, sa permanence me donne confiance.
Hier, je suis devenu papa...
(juillet 2021)
La photo de rue est redevenue à la mode, on dirait. Il paraît qu'on parle même de "street photography" aujourd'hui, signe que cela vient d'outre-océan. Un comble quand on connaît l'histoire de la photographie française !
Evidemment, avec les nouveaux outils numériques et les réseaux sociaux, ceux qui s'emparent aujourd'hui de ce genre ne semblent pas tous en avoir compris le sens. On ne compte plus les images agressives, faites au grand-angle juste sous le nez des passants, comme si le culot de la performance comptait plus que ce qui est dit ou montré. Enfin, à mes yeux, bon nombre de ces images ne disent rien d'intéressant, elles ne font que reproduire des clichés. Je n'ai donc finalement pas été tellement surpris de trouver sur le Web des articles qui sont de véritables guides d'éthique ou de déontologie pour la photo de rue. Comme ne pas photographier des SDF, par exemple. Idée louable, mais on pense tout de même à bon nombre de travaux remarquables réalisés par de véritables artistes, qui ont justement photographié des sans-abris...
Cela ne m'empêche pas, du coup, de m'interroger sur ma propre pratique, ou plutôt sur des photos que j'ai pu faire il y a longtemps, en Allemagne notamment. Ou bien l'image ci-dessus, saisie à Florence à l'été 1990. Est-ce qu'on ne dirait pas la famille italienne archétypale ? Mais en écrivant cela, est-ce que je ne cède pas aussi au stéréotype et à la moquerie ? Est-ce que je les tourne en ridicule en les montrant comme ça ? Est-ce que je leur manque de respect, comme on dit aujourd'hui ? Est-ce qu'il n'y a pas, aussi, pas mal d'autres travaux similaires de photographes connus (en mieux, bien sûr...) dont on retiendrait plus volontiers la tendresse, l'empathie, l'humour, l'absence de jugement sur l'autre ? Au final, la question qui se pose est de savoir si, avec toute cette prévenance et ce goût du correct, certaines œuvres seraient encore possibles aujourd'hui. Comme si nous avions tous perdu une part de notre naïveté, désormais conscients du mal que chacun de nous peut faire à l'autre, même sans le vouloir. En soi, c'est évidemment fort louable. Mais attention tout de même à faire preuve de mesure.
(juin 2021)
Les actualités télévisées ont beaucoup accompagné mon adolescence dans les années 70-80. Elles constituaient le cadre angoissant des repas familiaux du soir, où nous étions bien sûr tenus de garder le silence. Le visage de Brejnev, les guerres du Liban, les troubles d'Irlande du Nord... Dans mon jeune esprit, l'état du monde pouvait se résumer à trois villes, les trois B qu'on a parfois qualifiées de "villes bicéphales": Berlin, Beyrouth, Belfast... Partie Est contre partie Ouest, ligne de démarcation, autant de points communs au-delà des différences évidentes.
Trois villes, trois Ailleurs, trois raisons de partir. Alors, après avoir vécu un an à Berlin, il me fallait bien, tôt ou tard, visiter Belfast...
Je me souviens d'un jeune garçon qui joue sur un tas de gravats. Sa maman se tient sur le pas de sa porte, juste de l'autre côté de la rue déserte. Aucune voiture, pas même en stationnement. A peine arrivé à 20 mètres, appareil photo autour du cou comme les photo-reporters, je la vois se précipiter vers son enfant et le rentrer à la maison en jetant un regard inquiet dans ma direction. À l'époque, certains photographes, ici comme sur beaucoup d'autres théâtres de guerre, n'hésitaient pas à soudoyer les enfants pour quelques clichés chocs...
Je ressors cette photo aujourd'hui parce que, dans la foulée du Brexit, des heurts viennent d'avoir lieu de nouveau dans tout l'Ulster. Je suppose que ces barrières que l'on voit sur ma photo et qui entouraient déjà complètement certains quartiers sont devenues ce qu'on appelle aujourd'hui les murs de la Paix. A quoi ont-ils servi ?
(avril 2021)
Dernière mise à jour : novembre 2024 – Tous droits réservés. © Marc Genevrier, Nîmes, France — marc.genevrier@wanadoo.fr — Instagram
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